Arômes, saveurs, couleurs, propriétés thérapeutiques et diététiques, les épices entrent dans l’imaginaire des médiévaux…
Épices, avant-goût du Paradis
Entre les XIIe et XVe siècles, le commerce des épices est devenu une activité fructueuse, car ces produits ont acquis « une valeur symbolique, celle de l’étrange » (1). En effet, fascinés par l’exotisme, les médiévaux fantasment avec ces substances venues de pays mythiques. (2)
À cette époque, l’Orient est perçu comme un monde de merveilles et de richesses. Et dans l’esprit médiéval, l’Inde voisine avec l’Éden, le Paradis terrestre. Alors, des légendes naissent (3) et les bateaux vont et viennent entre l’Orient et l’Occident.
En Europe, les bateaux accostent principalement à : Venise, Lisbonne, Anvers… et Montpellier, grand marché d’épices.
À chaque classe sociale, ses épices
Au XIIe, Hildegarde de Bingen, l’abbesse-médecin, possède déjà 31 épices (répertoriées dans son herbier), dont les six qui dominent la cuisine et la médecine médiévales : poivrier, giroflier, muscade, cannelle, safran et gingembre.
Puis, dans le bas Moyen Âge, ces épices prennent de la valeur et s’imposent dans la composition des mets : « 80 % des recettes en contiennent » (1). Selon les épices utilisées et leur variété sur la table, on peut estimer le niveau social de l’hôte :
Ainsi, les poivres, bien trop connus et vendus à un faible prix, sont qualifiés « d’assaisonnements du pauvre » par le médecin Arnaud de Villeneuve, au XIVe, ou bien jugés vulgaires par l’aristocratie qui achète fort cher les produits du mystérieux Orient.
Le petit seigneur, lui, ne peut s’offrir que le gingembre, la cannelle et le safran, en plus du poivre.
Les épices, monnaie d’échange ou de corruption
Entre les XIIe et XVe, différents manuscrits mentionnent des « espesses, espisses, espices... » (4). Comme elles sont coûteuses, certains avancent que notre terme « payer en espèces » remonterait à cette période où l’on pouvait payer en épices (en noix de muscade…).
Par exemple, au XVe siècle, comme les procédures judiciaires sont longues et onéreuses, on n’hésite pas à offrir des épices au juge…
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L’apothicaire, marchand d’épices
Si les apothicaires utilisent épices, sucre, moutarde, plantes médicinales et aromatiques… pour préparer les remèdes, ils peuvent aussi vendre des substances naturelles telles les amandes, les figues, les épices… très prisées dans l’alimentation. Ils appartiennent d’ailleurs, et pendant un certain temps à la corporation des épiciers. Statut contre lequel ils lutteront, refusant : d’être assimilés à de simples marchands.
Il semblerait que les apothicaires commanderaient les épices en début d’année de façon à les recevoir avant Carême, période de grande consommation d’épices. (5)
Épiçons tout pour être en bonne santé
Au Moyen Âge, l’alimentation maigre, bien épicée et la médecine restent très liées. Car les médiévaux considèrent que la cuisine soigne « le corps et l’esprit ». Ils pensent aussi que les plats bien relevés, une fois avalés, continuent « à cuire » dans l’estomac et encore plus vite en présence d’épices. Ce qui favorise leur digestion.
De plus, à chaque épice est attribué un grand nombre de vertus. Voici trois exemples :
— le poivre noir, aussi bon dans la conservation des viandes que dans les cataplasmes ; mais pas seulement : il conforte l’estomac, dissipe les vents, guérit les morsures de serpent, fait sortir l’enfant mort… Mâché avec raisins secs, il purge le cerveau du flegme et ouvre l’appétit.
— le clou de girofle : efficace contre les maladies des yeux, du foie, du cœur et de l’estomac… Son huile lutte contre le mal de dents. Et « deux ou trois gouttes en bouillon de chapon anéantissent la colique. Si on le bout en bon vin avec semence de fenouil, on digère mieux. »
Quant au safran s’il colore le plat, lui offre saveur et parfum, il est utilisé en médecine pour provoquer le flux menstruel des femmes.
Des épices partout, mais pas n’importe comment
Les épices entrent dans la confection des plats de viande, de poisson, de potage, dans les sauces (6), dans les boissons… Et les traités de cuisine précisent la quantité à utiliser, les mélanges à réaliser, à quel moment les ajouter… Rien n’est laissé au hasard.
Par exemple pour la grue rôtie, il faut une sauce aigre-douce comportant de la marjolaine et du safran, par contre pour les oiseaux de rivière le safran ne convient pas…
La cuisine médiévale épicée est un art de saveur et de couleurs.
NOTES
1) Robert Fossier
2) Pays d’origine des épices les plus utilisées, entre les XIIe et le XVe siècles.
— Poivre rond, cardamome et gingembre : inde
— Poivre long : Insulinde (Malaisie)
— Clous de girofle et Noix de muscade : îles Moluques et Banda
— Cannelle : Ceylan
— Galanga de chine
Et de provenance moins exotique,
— Safran : Sicile, Italie, ou péninsule ibérique
3) Contes et légendes de l’époque médiévale :
— La collecte de la cannelle se déroule dans le nid du Phénix, l’oiseau qui renaît de ses cendres, symbole de l’immortalité du Christ, et de la résurrection.
— Pour récolter le poivre, les habitants doivent mettre le feu aux poivriers afin d’éloigner les serpents qui les gardent. D’où, la couleur noire de l’épice.
4) « Gyngembre, poivre, canele et autres espesses… » Aldebrandin de sienne, livre de phisike
5) Paul delsalle, archiviste
6) Une des recettes de la sauce verte médiévale :
— « Du persil, serpolet, blettes et autres herbes odorantes, tu pileras ensemble un peu de gingembre, cynamome et du sel, après tu dissoudras tout en fort vin aigre, et fais passer par l’étamine en ton catin : et si tu aimes les ails plus ou moins selon ton goût tu y mettras. »
— Une autre sauce médiévale à la cannelle, cette fois, est appelée la sauce cameline.
SOURCES
— Bruno Laurioux, historien médiéviste, spécialisé dans l’histoire de l’alimentation
— Yann Morel, agrégé d’histoire et docteur en histoire médiévale. Il consacre ses recherches à l’alimentation
— Jean-Louis Roch, maître de conférences honoraire en histoire médiévale.
Certaines croyances sur des valeurs curatives n’ont pas beaucoup évolué.