L’érotisme chanté, mis en scène, sculpté, enluminé marque le bas Moyen Âge. Même les clercs ne restent pas muets…
Trobar, parle-moi d’amour !
Dès la fin du XIe, dans les cours féodales provençales, des poètes-musiciens (1) inventent et chantent, dans un vocabulaire sensuel, la passion pure, l’art d’aimer : la fin’amor. Et chaque poète en donne sa version.
Tout commence par le désir d’aimer et d’être aimé. Mais le mariage est imposé, et l’église condamne le plaisir sexuel entre époux. Alors, ce sentiment raffiné s’épanouit dans l’adultère.
« L’amour de deux nobles amants
Est dans le plaisir et le désir réciproques.
Rien de bon ne peut sortir,
Si les volontés ne sont identiques.
Et il est fou de naissance,
Celui qui censure ce que veut la dame
Et exalte ce qui lui déplaît. » (2)
Puis, pour le peuple, les jongleurs (artistes de rue) chantent ces textes dans les marchés, foires et fêtes, juchés sur des tréteaux.
La dame détermine le moment…
L’acte jusque-là conçu comme la prise, souvent forcée, de la femme-proie par l’homme-chasseur, devient dans ce lyrisme, une décision féminine. L’homme vit alors une relation sensuelle, pimentée d’épreuves érotiques : voir, toucher, s’allonger aux côtés de la jeune fille, en retardant, différant sa jouissance.
Le poète attise, intensifie, éternise le désir.
« Il me plaît quand elle me rend fou… », confie l’un d’eux.
Prélude à l’amour, l’échange de regards
Les troubadours évoquent les plaisirs amoureux dans le jeu des yeux, du sourire, du don de la main… puis dans la vue d’un corps dénudé…
« Vos doux regards cordiaux
Qui ont fait leur chemin,
Passant par mes yeux, sans retour,
Jusqu’à mon cœur, où je les garde » (3)
Cependant, dans la poésie des troubadours l’acte lui-même entre en scène dans les chansons dites obscènes.
Les hommes rédigent les traités sur l’amour
Dans les deux premiers volumes de son De amore, André le Chapelain (4) détaille les dialogues de séduction, dévoile les formes que peut prendre l’amour, explique comment il peut cesser ou durer, comment devenir plus performant… Précise que « … les amants sont tenus d’obéir à leurs désirs réciproques ». Toutefois, dans son dernier livre, il condamne presque tout ce qu’il a exposé avant. Pourquoi ?
Les débats continuent.
Dès le XIIIe, le peuple se lâche
C’est la fin de l’amour courtois. Des œuvres l’ont balayé, comme le Roman de Renart et la deuxième partie du Roman de la Rose que Christine de Pisan, féministe du XVe, déclarera : immoral, misogyne et obscène. (5)
À cette même époque, l’Université traduit les manuscrits des Orientaux, de Platon (6) et d’Ovide traitant de l’amour et du désir.
Dans son « Art d’aimer », Ovide enseigne où et comment séduire, retenir des femmes mariées avec la complicité de servantes, puis faire durer l’amour…
Coquins de fabliaux !
L’amour courtois est mort ! Vive l’amour populaire.
Les fabliaux, écrits par des jongleurs ou des clercs sans attache, s’adressent au peuple. Ils rient de la sexualité des paysans, bourgeois, prêtres, soit sur tous les humains peu mentionnés par les troubadours.
Les femmes y apparaissent insatiables et rusées ; les maris, jaloux et ridicules ; et l’adultère, burlesque et vivant
C’est une littérature orale, mise en scène, chantée ou récitée par les jongleurs. Moments caractéristiques du Moyen Âge. Et si les auteurs ne s’étendent pas sur l’acte sexuel proprement dit, ils détaillent de manière fort inventive le phallus et le vagin, créant ainsi des fabliaux érotiques.
Mais leur érotisme réside aussi dans le regard posé sur des corps dénudés, souvent plongés dans un bain, ce qui illustre le goût des médiévaux pour les étuves.
Du sexe partout
Les corps nus dans les bains avec attouchements au vu et su de tous, la fête des fous où le comique s’allie au sexuel (7), les enluminures osées en marge des manuscrits, les poésies et romans érotiques, les sculptures et gargouilles…
Ciel ! Cachez-moi ces sculptures.
Que dire de ces ornements sur les pourtours et recoins des églises et cathédrales ? Dénoncent-ils la monstruosité du péché ? Défient-ils le divin ? Ou doivent-ils être rapprochées des fabliaux ?
Quand les théologiens ont imposé la décoration des sanctuaires, se sont-ils souciés des lieux haut placés ou peu visibles ? Les ont-ils laissés, comme les marges des livres d’heures, à la fantaisie des artisans ? Et ces ouvriers, se sont-ils amusés ou ont-ils traduit un récit populaire, un mythe profane ?
On en discute encore, mais on comprend saint Augustin qui s’énervait : les moines regardaient plus ces sculptures que leurs livres de prières…
NOTES
(1) le premier de ces troubadours (= trobar, trobador) serait un puissant seigneur occitan, un grand chasseur de… femmes : Guillaume IX, duc d’Aquitaine et comte de Poitiers, aux vers parfois crus.
À noter que l’Amour au Moyen Âge est un mot féminin.
(2) Bernard de Ventadour, in Bernard de Ventadour, Chansons d’Amour, Lazar Moshé (éd.)
(3) Rigaut de Barbezieux (env.1150 – env.1215).
(4) André Le Chapelain, Traité de L’Amour courtois, C.Buridant. En 1277, l’évêque de Paris condamnera cet ouvrage.
(5) Long débat, tout au début du XVe siècle, entre les secrétaires du roi, les clercs et Christine de Pisan, femme de lettres. Elle s’insurge contre la deuxième partie du roman, celle écrite par jean de Meun (ou Meung).
(6) Le « Banquet », dialogues sur l’amour et le désir. Mais un amour surtout masculin et homosexuel, distinguant l’âme et le corps.
(7) On vit une « fête des fous » dans la légende de Jean l’effrayé, tome1.
POUR ALLER PLUS LOIN
1) Aux XIVe et XVe siècles, les goliards, clercs vagabonds, vivant de mendicité ou d’expédients, écrivent souvent des fabliaux, des satires, une littérature profane… On pense qu’ils seraient, avec des étudiants, les auteurs anonymes du recueil de poèmes (parlant d’alcool, luxure, séduction…) composés entre 1220 et 1250, appelé au XIXe, Carmina Burana. Au XXe, Carl Off le met en musique et le rend célèbre.
2) Les lais de Marie de France, XIIe. Nombreux considèrent ces textes nimbés d’érotisme comme une poétique de l’amour.
3) Les fabliaux du Moyen Âge, Jean Dufournet, Flammarion.et plus précisément les fabliaux érotiques
5) l’œuvre dont cet article s’est fortement inspiré : L’érotisme au Moyen Âge, Arnaud de La Croix
Quelle belle iconographie! Merci!
Très beau reportage et magnifique illustration ! Merci !
Merci de vos voeux. Recevez les miens en retour, santé bien sûr, et surtout, que la fée « Inspiration » continue à vous frapper de toutes ses forces afin que vous puissiez continuer à nous ravir dans vos écrits.
A bientôt, Sylvie, dans un Salon ou une librairie…
Jean l’Effrayé m’a bien fait peur,
Alain Pellé St Leu d’Esserent